Après la première partie puis la deuxième , voici la fin de l'histoire.
Il semblerait que j’aie enfin quelques jours de répit devant moi pour me remettre de mes émotions et surtout de ces changements de température. Oh, je sais que je ne suis pas dans la cave d’un restaurateur ou d’un gastronome averti, non. Plus simplement, je vais passer quelques jours tranquillement installé dans un réfrigérateur au dernier étage d’un appartement impersonnel. Je sors de temps en temps et j’en profite pour prendre l’air, soit sur une table de cuisine encombrée, soit sur une terrasse donnant sur une vaste plaine. Pas de montagne à l’horizon, la vue est juste agrémentée d’un silo au-delà d’un ruban autoroutier. Au bas de l’immeuble, un lac artificiel, et juste à côté un autre immeuble qui bouche la vue. Mais ne soyons pas trop difficile, ça me permet de m’aérer et d’essayer de régler mon taux d’hydrométrie. Ces humains ne comprendront-ils donc jamais que le réfrigérateur n’est pas le lieu idéal pour affiner un fromage ? Nous avons besoin d’air et d’une humidité constante pour nous exprimer pleinement, et surtout pas des vibrations intempestives d’un moteur réfrigérant. Ces incartades à l’extérieur me permettent néanmoins de sortir un peu de ce sac plastique où je macère depuis des semaines. Un rapide regard sur ma croute confirme mes craintes : celle-ci commence à se décomposer doucement mais surement au-delà du raisonnable. Le temps commence à faire son ouvrage et ma peau flétrit. Dans quelque jour, je vais commencer à suinter l’amoniaque et je serai de moins en moins désirable. J’essaie de retarder le moment fatidique, mais il arrivera bien un jour où je ne me maitriserai plus.
En attendant, chacune de ces sorties me donne l’occasion de m’offrir à mon hôte qui prélève un peu de ma chair à chaque fois. C’est toujours un plaisir de se sentir désiré et apprécié pour ce que l’on est. Mais il arrive un moment où on est repoussant, voire écoeurant. Ce n’est pas encore mon cas, car des indices laissent à penser que je vais bientôt avoir l’occasion de terminer sur un plateau de fromage digne de ce nom. En effet, ce matin, un autre sac plastique est venu se frotter au mien, et j’ai cru reconnaitre à travers le polyuréthane les flagrances de collègues bourguignons. Dans une autre vie, j’ai voisiné quelques temps avec un époisses, et j’ai gardé le souvenir de son odeur reconnaissable entre toutes. Ce sera un honneur de partager avec lui le plateau tout à l’heure. Mais nous n’en sommes pas là, et au fur et à mesure de la journée, d’autres victuailles s’entassent dans ce réfrigérateur devenu trop petit. J’ai l’impression que nous allons participer à un vrai repas, et que nous ne finirons pas nos jours sur un plateau télé comme ça arrive trop souvent. Quelques flacons viennent maintenant trouver leur place à nos côtés ; la soirée s’annonce bien et on entend déjà à travers la porte les préparatifs. En fin d’après midi, on nous extirpe enfin de nos sachets, et on nous déballe sur un grand plateau en céramique. De prime abord, le contact n’est pas des plus agréables, j’aurais préféré un plateau en bois, mais ne faisons pas la fine bouche. L’époisses, fier de lui dans sa boite en bois exhale son fumet. A ses côtés, un brillat-savarin crémeux à souhait commence à s’étaler tout doucement. Une discrète tranche de morbier trouve sa place à sa droite, immédiatement suivie d’une imposante tranche de comté. Sur le côté, un pot de cancoillotte se repose un peu à l’écart. Un large espace m’est réservé au milieu de ces illustres représentants de ces terroirs bourguignons et comtois ; j’avais presqu’oublié que c’est en mon honneur que ce repas allait avoir lieu. Je suis confuse et impressionnée, moi pauvre tome de brebis sans appellation, je trône au milieu de ces fromages dont les noms font le tour du monde. Il en manque encore un si j’en juge par cette place laissée vacante entre l’époisses et la cancoillotte. Je ne sais pas à qui est cette place est dévolue, mais j’espère que notre collègue saura être à la hauteur de ses célèbres voisins. En l’attendant, nous terminons notre affinage au grand air, juste protégés par une grande cloche. Pour ma part, je suis déjà bien assez affinée et j’essaie plutôt de résister aux derniers assauts du temps. Ca fera bientôt quatre semaines que je voyage au gré des trains et des métros ; dans mes vies précédentes, j’ai eu déjà l’honneur de prendre l’enveloppe d’un roquefort, d’une boulette d’Avesnes et d’un livarot, mais je dois avouer que je n’avais jamais vécu ça. Ca vous forge une expérience et un savoir faire en matière d’affinage, que seuls peuvent mettre à mal les caprices de dieux espiègles. Quoiqu’il en soit, encore quelques heures à patienter et deviser avec les collègues, et nous ferons notre entrée en scène.
Les convives arrivent enfin ; en fait il s’agit d’un couple et d’une petite fille. Elle va rejoindre les deux enfants de mon hôte pendant que ses parents s’approchent de nous et déballent un bleu de Bresse. Il est aussitôt installé parmi nous, et nous l’accueillons du mieux que nous pouvons afin qu’il se sente à l’aise. L’apéritif commence, vraisemblablement autour de tartines de foie gras et d’un jurançon dont le nom me rappelle le pays. Les éclats de voix des invités sont ceux de béarnais trahis par leur accent : ainsi tout ce périple à travers la France avait pour but de m’apporter à des enfants du pays. J’en suis émue ! Mais il faut me reprendre et me montrer sous mon meilleur aspect : l’honneur du Béarn est en jeu, et on ne plaisante pas avec ce genre de chose. L’apéritif se termine, et on apporte sur la table une bouteille de Givry rouge ; d’après notre hôte, la légende dit que c’était le vin préféré d’Henri IV, palois d’origine. Délicate attention qui annonce un repas sous les meilleurs auspices, repas simple et copieux, qui semble délier les langues. Enfin le moment fatidique arrive : on apporte le plateau à l’intérieur. Quelques bruits de bouteille qu’on débouche nous indiquent que les meilleures conditions sont réunies pour la dégustation.
Les conversations cessent et les regards des convives se portent sur ce plateau. Un couteau à fromage patiente au milieu, et chacun de nous attend enfin le moment de livrer ses secrets. Les enfants s’approchent et nous dévisagent tantôt avec gourmandise, tantôt avec dégout. Notre ami l’époisses ne recueille pas spécialement leurs suffrages, mais ce n’est rien comparé aux quolibets que je récolte. Pour ne pas retourner le couteau dans la croute, j’éviterai de les répéter ici, mais je dois bien reconnaitre que malgré tous mes efforts, je ne suis guère présentable. La vérité sort de la bouche des enfants dit-on, mais là je suis sur de ne pas y entrer dans leur bouche! Le comté a bien sûr leur préférence, et c’est tout à son honneur de donner aux enfants le goût du fromage. Quant aux parents, c’est une autre histoire. Malgré leur impatience, je devine une certaine déception à m’ausculter : moi, vielle tome fatiguée, je ne supporte pas la comparaison avec ceux qui, ce matin encore, étaient sur l’étal du marchand. Dans un dernier sursaut d’orgueil, je vais donner tout ce que j’ai pour offrir le meilleur de moi-même. Après que chacun ait attaqué avec des gouts moins prononcés comme le morbier ou le brillat-savarin, c’est l’heure de vérité. La lame du couteau me coupe en quatre morceaux, qu’on dispose sur un pain aux noix bien accueillant. Je suis happée par des badigoinces, croquée par des mâchoires, malaxée entre des langues et des gosiers. J’en profite pour libérer mes saveurs, me rendre molle et croquante à la fois, en me mêlant à la mie du pain et aux cerneaux de noix. Des gorgées de Givry me glissent dessus, m’imprègnent de ses arômes et m’enrobent de ses tanins. Je m’incruste par bribes entre des molaires, restant tapie en attendant l’arrivée de l’époisses, seigneur de ces lieux. Après une gorgée de vin, et une bouchée de pain, il arrive enfin, fidèle à sa réputation : fier, puissant, goûtu. Après qu’il se soit répandu dans les bouches, il me rejoint dans les insertices inter-dentaires où nous autres, fromages de caractère, aimons nous réfugier. Nous nous mêlons l’un à l’autre, dans une communion fromagère qui laissera un souvenir périssable aux convives. Puis nous nous jetons avec fougue dans l’œsophage, pour rejoindre les autres participants à cette fête des sens et des saveurs. Nous nous mélangeons allègrement avec morceaux de foie gras, des bouts de navet, ou des fibres de bœuf. Nous nageons dans un bain de Jurançon et de Givry. Après ce long et périlleux périple, c’est avec fierté que je termine ma vie éparpillé dans quatre estomacs repus. Il me faut désormais reprendre vie sous une autre forme, que ce soit une tomme ou une fourme, un fromage à pâte cuite ou pressée, fruité ou persillé. Je pense avoir bien mérité de cette existence et je sais que je revivrai entre les mains d’un artisan au sommet de son art. En tout cas j’espère éviter la pasteurisation comme j’ai déjà réussi à le faire à plusieurs reprises.
François Colas
Il semblerait que j’aie enfin quelques jours de répit devant moi pour me remettre de mes émotions et surtout de ces changements de température. Oh, je sais que je ne suis pas dans la cave d’un restaurateur ou d’un gastronome averti, non. Plus simplement, je vais passer quelques jours tranquillement installé dans un réfrigérateur au dernier étage d’un appartement impersonnel. Je sors de temps en temps et j’en profite pour prendre l’air, soit sur une table de cuisine encombrée, soit sur une terrasse donnant sur une vaste plaine. Pas de montagne à l’horizon, la vue est juste agrémentée d’un silo au-delà d’un ruban autoroutier. Au bas de l’immeuble, un lac artificiel, et juste à côté un autre immeuble qui bouche la vue. Mais ne soyons pas trop difficile, ça me permet de m’aérer et d’essayer de régler mon taux d’hydrométrie. Ces humains ne comprendront-ils donc jamais que le réfrigérateur n’est pas le lieu idéal pour affiner un fromage ? Nous avons besoin d’air et d’une humidité constante pour nous exprimer pleinement, et surtout pas des vibrations intempestives d’un moteur réfrigérant. Ces incartades à l’extérieur me permettent néanmoins de sortir un peu de ce sac plastique où je macère depuis des semaines. Un rapide regard sur ma croute confirme mes craintes : celle-ci commence à se décomposer doucement mais surement au-delà du raisonnable. Le temps commence à faire son ouvrage et ma peau flétrit. Dans quelque jour, je vais commencer à suinter l’amoniaque et je serai de moins en moins désirable. J’essaie de retarder le moment fatidique, mais il arrivera bien un jour où je ne me maitriserai plus.
En attendant, chacune de ces sorties me donne l’occasion de m’offrir à mon hôte qui prélève un peu de ma chair à chaque fois. C’est toujours un plaisir de se sentir désiré et apprécié pour ce que l’on est. Mais il arrive un moment où on est repoussant, voire écoeurant. Ce n’est pas encore mon cas, car des indices laissent à penser que je vais bientôt avoir l’occasion de terminer sur un plateau de fromage digne de ce nom. En effet, ce matin, un autre sac plastique est venu se frotter au mien, et j’ai cru reconnaitre à travers le polyuréthane les flagrances de collègues bourguignons. Dans une autre vie, j’ai voisiné quelques temps avec un époisses, et j’ai gardé le souvenir de son odeur reconnaissable entre toutes. Ce sera un honneur de partager avec lui le plateau tout à l’heure. Mais nous n’en sommes pas là, et au fur et à mesure de la journée, d’autres victuailles s’entassent dans ce réfrigérateur devenu trop petit. J’ai l’impression que nous allons participer à un vrai repas, et que nous ne finirons pas nos jours sur un plateau télé comme ça arrive trop souvent. Quelques flacons viennent maintenant trouver leur place à nos côtés ; la soirée s’annonce bien et on entend déjà à travers la porte les préparatifs. En fin d’après midi, on nous extirpe enfin de nos sachets, et on nous déballe sur un grand plateau en céramique. De prime abord, le contact n’est pas des plus agréables, j’aurais préféré un plateau en bois, mais ne faisons pas la fine bouche. L’époisses, fier de lui dans sa boite en bois exhale son fumet. A ses côtés, un brillat-savarin crémeux à souhait commence à s’étaler tout doucement. Une discrète tranche de morbier trouve sa place à sa droite, immédiatement suivie d’une imposante tranche de comté. Sur le côté, un pot de cancoillotte se repose un peu à l’écart. Un large espace m’est réservé au milieu de ces illustres représentants de ces terroirs bourguignons et comtois ; j’avais presqu’oublié que c’est en mon honneur que ce repas allait avoir lieu. Je suis confuse et impressionnée, moi pauvre tome de brebis sans appellation, je trône au milieu de ces fromages dont les noms font le tour du monde. Il en manque encore un si j’en juge par cette place laissée vacante entre l’époisses et la cancoillotte. Je ne sais pas à qui est cette place est dévolue, mais j’espère que notre collègue saura être à la hauteur de ses célèbres voisins. En l’attendant, nous terminons notre affinage au grand air, juste protégés par une grande cloche. Pour ma part, je suis déjà bien assez affinée et j’essaie plutôt de résister aux derniers assauts du temps. Ca fera bientôt quatre semaines que je voyage au gré des trains et des métros ; dans mes vies précédentes, j’ai eu déjà l’honneur de prendre l’enveloppe d’un roquefort, d’une boulette d’Avesnes et d’un livarot, mais je dois avouer que je n’avais jamais vécu ça. Ca vous forge une expérience et un savoir faire en matière d’affinage, que seuls peuvent mettre à mal les caprices de dieux espiègles. Quoiqu’il en soit, encore quelques heures à patienter et deviser avec les collègues, et nous ferons notre entrée en scène.
Les convives arrivent enfin ; en fait il s’agit d’un couple et d’une petite fille. Elle va rejoindre les deux enfants de mon hôte pendant que ses parents s’approchent de nous et déballent un bleu de Bresse. Il est aussitôt installé parmi nous, et nous l’accueillons du mieux que nous pouvons afin qu’il se sente à l’aise. L’apéritif commence, vraisemblablement autour de tartines de foie gras et d’un jurançon dont le nom me rappelle le pays. Les éclats de voix des invités sont ceux de béarnais trahis par leur accent : ainsi tout ce périple à travers la France avait pour but de m’apporter à des enfants du pays. J’en suis émue ! Mais il faut me reprendre et me montrer sous mon meilleur aspect : l’honneur du Béarn est en jeu, et on ne plaisante pas avec ce genre de chose. L’apéritif se termine, et on apporte sur la table une bouteille de Givry rouge ; d’après notre hôte, la légende dit que c’était le vin préféré d’Henri IV, palois d’origine. Délicate attention qui annonce un repas sous les meilleurs auspices, repas simple et copieux, qui semble délier les langues. Enfin le moment fatidique arrive : on apporte le plateau à l’intérieur. Quelques bruits de bouteille qu’on débouche nous indiquent que les meilleures conditions sont réunies pour la dégustation.
Les conversations cessent et les regards des convives se portent sur ce plateau. Un couteau à fromage patiente au milieu, et chacun de nous attend enfin le moment de livrer ses secrets. Les enfants s’approchent et nous dévisagent tantôt avec gourmandise, tantôt avec dégout. Notre ami l’époisses ne recueille pas spécialement leurs suffrages, mais ce n’est rien comparé aux quolibets que je récolte. Pour ne pas retourner le couteau dans la croute, j’éviterai de les répéter ici, mais je dois bien reconnaitre que malgré tous mes efforts, je ne suis guère présentable. La vérité sort de la bouche des enfants dit-on, mais là je suis sur de ne pas y entrer dans leur bouche! Le comté a bien sûr leur préférence, et c’est tout à son honneur de donner aux enfants le goût du fromage. Quant aux parents, c’est une autre histoire. Malgré leur impatience, je devine une certaine déception à m’ausculter : moi, vielle tome fatiguée, je ne supporte pas la comparaison avec ceux qui, ce matin encore, étaient sur l’étal du marchand. Dans un dernier sursaut d’orgueil, je vais donner tout ce que j’ai pour offrir le meilleur de moi-même. Après que chacun ait attaqué avec des gouts moins prononcés comme le morbier ou le brillat-savarin, c’est l’heure de vérité. La lame du couteau me coupe en quatre morceaux, qu’on dispose sur un pain aux noix bien accueillant. Je suis happée par des badigoinces, croquée par des mâchoires, malaxée entre des langues et des gosiers. J’en profite pour libérer mes saveurs, me rendre molle et croquante à la fois, en me mêlant à la mie du pain et aux cerneaux de noix. Des gorgées de Givry me glissent dessus, m’imprègnent de ses arômes et m’enrobent de ses tanins. Je m’incruste par bribes entre des molaires, restant tapie en attendant l’arrivée de l’époisses, seigneur de ces lieux. Après une gorgée de vin, et une bouchée de pain, il arrive enfin, fidèle à sa réputation : fier, puissant, goûtu. Après qu’il se soit répandu dans les bouches, il me rejoint dans les insertices inter-dentaires où nous autres, fromages de caractère, aimons nous réfugier. Nous nous mêlons l’un à l’autre, dans une communion fromagère qui laissera un souvenir périssable aux convives. Puis nous nous jetons avec fougue dans l’œsophage, pour rejoindre les autres participants à cette fête des sens et des saveurs. Nous nous mélangeons allègrement avec morceaux de foie gras, des bouts de navet, ou des fibres de bœuf. Nous nageons dans un bain de Jurançon et de Givry. Après ce long et périlleux périple, c’est avec fierté que je termine ma vie éparpillé dans quatre estomacs repus. Il me faut désormais reprendre vie sous une autre forme, que ce soit une tomme ou une fourme, un fromage à pâte cuite ou pressée, fruité ou persillé. Je pense avoir bien mérité de cette existence et je sais que je revivrai entre les mains d’un artisan au sommet de son art. En tout cas j’espère éviter la pasteurisation comme j’ai déjà réussi à le faire à plusieurs reprises.
François Colas
Encore excellent François !! Dis-moi, tu as été tomme dans une autre vie ? ;o)
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