Nous marchâmes en direction de ce petit temple de la gastronomie fonctionnelle, niché au milieu d'un ensemble de centres commerciaux. Un vent de folie rugissait entre les bâtiments de la ville. Dans un élan d'une espèce de virilité responsable, je passai rapidement mon index sous mon aisselle suante : mon doigt humide m'indiqua un vent de secteur Nord-Nord-Est.....du moins c'est ce que j'affirmai crânement à ma Doucétendre, sans en être scientifiquement sûr. J'ai jamais bien intériorisé tous ces codes sociaux qui font que l'homme doit "assurer", en gros qu''il doit se montrer protecteur, sûr de lui et déterminé, au sein de sa cellule familiale. Vastes mensonges de la tragédie humaine !! M'enfin, vu que j'étais prêt à jouer le jeu, je jetai de temps à autres un coup d'oeil sur la forêt de panneaux publicitaires qui bordaient les allées de cet îlot consumériste et qui, avec les rafales de vent, menaçaient de s'envoler à tout moment.....s'agissait aussi de veiller à ne pas se prendre une fiente de mouette sur le coin de la face, ç'eût été dommageable pour la stature que j'avais décidé de forger ce soir-là !!.....je sûs par la suite que la présence de mouettes est parfaitement impossible dans les environs de chez nous.
Nous entrâmes, prîmes un plateau, une bouteille de vin pour ma part (une charmante bouteille en plastique, avec une sorte d'icône de l'éthylo-mythologie, disons donc un picharon avec un gros pif tout rouge).....puis nous commandâmes une assiette de frites. On attend, on attend, puis une charmante hôtesse nous amena notre assiette de frite respective. Une belle assiette, nom de nom, avec un sacré amoncellement de frites qu'on aurait dit une pagode !!
Mais voilà, sur le rebord de l'assiette était soigneusement disposée une délicate laitue. Déjà que, simplement piquer dans le gros tas de frites sans en basculer la moitié sur la table, c'était pas forcément facile........mais avec cette satanée feuille de salade en prime, ça relevait du coup d'une application gestuelle proche de l'ingénierie nanométrique. Putain, c'est pas vrai, moi qui m'exerçait à l'élégance, puisque cela entrait dans le cahier des charges de ces putains de codes sociaux régissant la sortie matrimoniale !!........dans l'expectative, je commandai une deuxième bouteille de vin, toujours de la même catégorie, avec le poivrot nécrosé dessus.
- C'est d'une complexité sans égale de porter ces délicieuses patates-frites à notre bouche, n'est-ce pas chérie ?
- Oui ben t'es pas bien doué, non plus,....
Houlala, ma stature, ma stature, merde, le cahier des charges, l'élégance......Troisième bouteille avec la guenille humaine........dans ces moments-là, je reste prostré. Disons plus glorieusement que j'intellectualise.....euh, je crois qu'un psychiatre appellerait ça "décompenser". Mais pourquoi donc quand tu commandes une assiette de frites, ils se sentent obligé de foutre une laitue pourrie sur le bord de l'assiette ?? J'peux quand même pas la mettre dans ma poche ou tout bonnement sur la table.....dictature des codes sociaux avec pour corollaire l'élégance.....Et quand on y songe, c'est pas celui qui a préparé mon assiette de frites qui a décidé de la mettre là cette salade. C'est une décision hiérarchique, très certainement mûrement réfléchie par une cohorte de managers marketing, avec tout un processus réflexif, des allers-retours entre les différents services de la direction puis une mise en place logistique, des stocks.....oh mon dieu, j'ai la tronche qui flanche à force de me focaliser sur une telle inutilité économique......euuuuurkkk, garçon, une bouteille, s'il vous plaît,.....,nan pas le saint-émillion, plutôt le premier prix, là, avec la gueule de clodo.....meeeerci,...... gloups, gloups, gloups
- Eh Sylvain, ça va ? Tu manges plus ?
- Attends-voir, ça me travaille, ya un truc qui cloche
C'est vrai, quoi, doit bien y avoir un message subliminal là-dessous, on doit bien pouvoir dégoter une once de rationalité derrière cette foutue laitue....L'esthétique culinaire ??.....'tain mais ça mobiliserait trop de ressources juste pour cette unique raison....puis le vert profond de la salade ne s'accorde pas spécialement avec l'or léger de ce tas de fritailles.
A la cinquième bouteille avec cette merde sanguinolente dessus, je fus pris d'une révélation : il faut y voir une expression éthique dans cette feuille de salade. Et oui, éthique et botanique font bon ménage, j'aurais dû m'en douter plus tôt. Si on y réfléchit, toute cette assiette de frites, c'est la métaphore de l'existence : on se construit dans la difficulté, la vie ne coule pas tel un fleuve, ou plutôt comme le cours d'un fleuve parsemé d'écluses et de barrages (comme le Rhône, quoi). Et si l'on pousse la réflexion, qu'est-ce qui est le plus sain à la santé physique : l'abondance d'une assiette de grasses frites ou une frugale laitue ? Tout le monde sait qu'un surplus de graisse dans l'organisme peut tuer, alors que : "Mange la Salade, Jamais Malade" (dixit mon beau-père). Pareillement, les difficultés de l'existence ne sont que bénéfices dans notre épanouissement personnel (du moins si l'on parvient à les surmonter.....enfin bref, pour plus d'infos là-dessus, se référer à l'apport scientifique d'un autrichien célèbre)
Ouf, voilà mon esprit réconforté et stabilisé. Je me sentais soudain léger comme si on avait dégraffé un ceinturon qui enclavait mon cerveau. Ah ben pour fêter ça, je me permis d'ouvrir une nouvelle petite bouteille de vin, avec ce délicieux portrait peint par Picasso dessus......gloups, gloups, gloups,.....putain, mais j'y pense, j'vais quand même pas me laisser inculquer une morale à la con par les managers d'une multinationale de la malbouffe, des missionnaires de l'ordre capitaliste, des ennemis de la cause du peuple, des contributeurs au totalitarisme consumériste, des videurs de cerveaux, des aménageurs de conscience.....En un éclair, je fus saisi d'un doute intolérable.
Je vomis dans mon assiette.
Sylvain Visse

Un pur chef d'oeuvre de la littérature vissienne....
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