Il ne reste pas grand chose de la nature sur la surface de la terre, quelques lambeaux épars, vestiges des temps humains. La planète ressemble à une boule de couleur peu engageante allant du gris au marron surmontée de taches vertes comme une varicelle cholérique. Après avoir outrageusement exploité l’ensemble des ressources et assuré sa suprématie sur tout ce qui nage, vole, galope et rampe comme le lui avait conseillé le prophète ; la disette a sévi au Nord et la famine au sud fut un génocide. Pour survivre, l’homme dans toute sa splendeur a fini par exterminer ses congénères en regrettant de ne pas l’avoir fait plus tôt. La période de déshumanisation a commencé par la fermeture des frontières, l’arrêt de toute forme d’immigration. « L’étranger doit rester chez lui » était le slogan favori de la propagande.
Des flux de populations décharnées et squelettiques se sont amassés aux bornes de passages, les zombies ne possédaient que des bâtons et il a été facile de les repousser, quelques bulldozers ont suffi, cette technique avait un avantage certain : elle tuait et enterrait en même temps, prévenant ainsi toute autre forme de maladies. Les pays du nord ont décidé un embargo total, le sud de la planète serait un no man’s land et à terme un cimetière et une déchèterie.
On a donc envoyé quelques bombettes pour accélérer le processus.
Les problèmes au Nord n’étaient pas réglés pour autant, la crise sociale battait son plein avec son cortège de chômeurs aux odeurs de transpiration. La violence et les émeutes sociales ont eu raison de la démocratie en quelques années. Des milices se sont formées, les plus riches étant les plus puissantes. Il n’y avait déjà plus rien d’humain sur terre et on décida d’un commun accord que l’on appellerait les hommes : les inhumains.
Ceux qui se souviennent se demandent encore comment nous en sommes arrivés là…Certains avancent que c’est parce que les enfants avaient perdu leurs rêves dans des sommes de profit cartésien au nom de
Mais à cette époque, au nom du sacro-saint éveil, l’enfant ne devait jamais rester inactif de peur qu’il ne s’endorme. Allant d’une activité à l’autre ils ont fini par s’endormir définitivement. Nos enfants avaient oublié qu’ils étaient les fils de la terre et du rêve.
Rappelez-vous dans quel état d’esprit vous étiez quand vous les avez faits ces enfants. Vous étiez dans le rêve. Vous les voyiez courir en riant dans les champs. Les lendemains qui chantent, ils étaient pour eux, vous espériez un monde meilleur, du bonheur et du rêve.
Mais l’avez vous préservé cet enfant, pour que ce souvenir champêtre reste en lui plus haut en couleur que le jour où vous êtes rentré chez vous avec votre nouvelle et rutilante voiture. Etes-vous certain que cet enfant n’a pas surpris la fierté de votre regard, ressenti l’appartenance sociale du possédant, n’a t il pas réétalonné son système de valeur. La voiture neuve, fruit de tant de travail mieux que de courir dans les champs. Peut-être avez vous commis la première erreur et n’avez fait que transmettre ce que votre père vous avez transmis : le pourquoi nous en sommes la...
Le jour où vous avez fait l’acquisition de votre chien Rex pour vous protéger des maraudeurs, vous n’avez guère été plus brillant. Vous lui avez dit que vous aimiez les dobermans, mais vous n’étiez déjà plus dans le rêve d’un monde libre et juste. C’est dommage que Rex lui ait tranché la carotide à l’âge de trois ans. Il y avait plein de sang sur les géraniums. Vous n’aviez peut être pas rêvé de cela.
Revenons-en à la province de Sianne. Les milices sont devenues de plus en plus puissantes empiétant les unes sur les autres. Des conflits sanglants ont éclaté, ce qui ne faisait pas l’affaire des riches. Prospérer nécessite un minimum de paix. Il fallait stabiliser le système mais comment ? C’est ici qu’un certain degainguoi s’est souvenu d’une organisation qui avait fait ses preuves :
Il n’y avait plus une parcelle d’amour dans la province de Sianne. L’amour est ancré dans le rêve. Une projection de soi dans l’autre nécessite de l’imagination. Il faut être capable de faire pousser des fleurs, de colorer des montagnes pour l’autre ; de se sentir immense. De croire, jusqu'à la sensation de pouvoir donner sa vie pour ceux que l’on aime. Le crucifié sait cela.
Les puissants ont fini par se donner des titres. Ils ont fait allégeance à des plus puissants qu’eux, ont rejoint l’ost du roi. Deguinguois fut marquis, la province de Sianne marquisat.
Les terres gastes de Sianne ne nourrissaient plus les inhumains. Les morts tombaient sans ombre comme des quilles aux firmaments.
Cette année-là, j’ai traversé le pays des sans âmes. Silhouette solitaire courbée sous la lune froide. Transi par le vent vif qui flotte sur les steppes. Je n’avais de l’homme que l’ombre et n’était le souvenir de personne. L’inexistence même.
J’ai cru me reconnaître un temps. Pâle reflet, doux leurre. Mais ce n’était qu’une illusion, mirage d’oiseaux, de fleurs.
J’ai dû me tromper de chemin et j’ai fait mauvaise route. Depuis, mon cœur est pris dans les glaces bleues du pays des sans âmes. Ni regret, ni pardon en sont les règles d’or. Raidi par le gel, je me rétracte encore. Bientôt libre ou bientôt mort. Où étais-je cette année-là ? Nulle part. Personne ne se souvient de moi.
Un jour, le marquis décida de prendre femme. Des hérauts hurlants se répandirent dans les rues avisant la populace d’ovationner le marquis et sa belle lors de leur passage. Le supplice du pal était promis à toute personne de mauvaise volonté. Les épousailles auraient lieu le premier dimanche du mois et tout ce qui tenait debout se devait d’applaudir les futurs époux.
Une foule moribonde et chancelante se tenait immense et asservie pendant que le cortège nuptial défilait. On entendait en guise d’applaudissement un jeu d’osselets cliquetants les uns contre les autres. Un hommage de mort-vivant.
Mais même dans les pires décombres et sans savoir vraiment pourquoi, il arrive qu’une rose pousse. La marquise était si belle ! Elle semblait venir d’un autre monde, un monde où l’espoir perdurait. Alors que ses yeux pleuraient, ils croisèrent ceux d’Eliot Swann.
Eliot Swann, pur produit de l’inhumanité n’était pas préparé à ce genre de rencontre. Sa vie s’articulait entre la recherche de nourriture, les moments d’ivresse après les distributions d’éthanol, le sommeil du cosaque et des saillies de bidasse en permission.
Eliot eut son premier choc émotionnel. Il se sentit défaillir et essaya vainement de se rattraper aux épaules cagneuses de ses compagnons d’infortune. Le regard émeraude de la marquise et le sien se rejoignirent comme l’arc-en-ciel d’avril subodore le printemps. Comme un mégalithe qui tombe sur la surface lisse du lac propage son onde circulaire à l’infini, un sentiment nouveau irradia le cœur de Swann. Rien n’avait jusqu’alors sondé les profondeurs de son âme, ruisseaux clairs, sources enchanteresses, forêts à perte de vue, jardins mirobolants tout cela remontaient à la surface dans un maelström de couleur.
Eliot Swann eut la certitude absolue que son existence ne pourrait jamais être comme avant. Il allait vivre.
Qui n’a jamais connu le premier regard n’a jamais été amoureux !
Il y a dans ce premier regard, s’il est partagé, un magnétisme implacable, une résolution fondamentale, une croyance dévote qui ne repose sur rien de tangible mais qui sera pourtant la pierre maîtresse de votre amour. Ne l’oubliez jamais !
Le reste, ce qui viendra après ne sera qu’aménagement, compromis, équilibre, construction.
Eliot eut envie d’aller ramasser le crottin que le cheval de la marquise avait laissé derrière lui, mais il se ravisa, remettant à plus tard ses pulsions scatophiles. Une bribe de temps s’écoula mais l’image de la marquise ne fit que croître dans le cœur de Swann.
Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même après ce qu’il désirait après la mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’on aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu prés tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était pas opérable. (M. Proust)
La marquise avait pris l’habitude de vivre en haut d’un donjon immense, un édifice de plus de cent mètres de haut que l’on appelait dans la province : la tour des résolutions. Elle se sentait heureuse ou semblait vouloir l’être. Le marquis Deguinguoi était un homme aussi charmant qu’un inhumain puisse l’être. Il n’était de toute façon jamais là. Certains soirs pourtant elle ne pouvait s’empêcher de regarder la lune avec langueur.
Eliot, lui, se mit à scruter le ciel. Scruter le ciel c’est déjà les prémices du rêve, mais il y a si longtemps que l’on n’avait pas rêvé. Il regardait la tour et se surprit à imaginer qu’il était possible de la gravir pour accéder à un autre monde que Sianne. Et le rêve prit forme à la manière d’une ancre accrochée à la lune.
Eliot commença à grimper le long des murs, il avait inventé un jeu : celui de se rendre de l’usine d’alcool où il travaillait à chez lui sans toucher la surface des rues. Une sorte de chat perché. Il y a aussi beaucoup de rêve dans le jeu. Les débuts furent difficiles, il ne progressait que d’un à deux mètres avant de reprendre pied sur le sol. Mais après des années de disette, il était léger comme l’air. De plus, il avait acheté les deux tomes du fameux : « que je suis beau quand je grimpe » de F.M. Il progressa donc rapidement ! Il se voyait grimper au donjon, avouer son amour à la marquise et l’enlacer sous les étoiles. Swann était dans l’amour et le rêve.
Un soir, il sut qu’il était prêt. La lune pleine jetait l’ombre du donjon bien au-delà des lumières de
Eliot accéda au balcon de pierre sommital grâce à un jeté libérateur. Son pied toucha le marbre de la terrasse et il
Après un signe de croix s’adressant sans nul doute au pêcheur rédempteur et empêcheur de tourner en rond, elle se donna à lui. Le donjon en trembla.
Et ce soir là, le marquis Deguinguoi aussi grand seigneur qu’il soit fut cornu de surcroît.
Nul qualificatif, ni aucun adjectif et superlatif que je connaisse ne pourrait vous décrire cette nuit où le rêve a rejoint
Eliot quant à lui se demandait une chose : si la tour n’avait pas été si haute, aurait-il eu envie d’y monter ?
La marquise était aussi comblée qu’elle était perturbée par le renoncement de ses serments. Une fois elle se disait « ciel ! Mon mari, mes enfants. Je vis dans l'adultère ! » et l’autre fois elle pensait que cet amour était peut être la plus belle chose qui lui était arrivé et puis se sera éphémère, il finira bien par tomber...
Pas si sure...
L’espoir s’est mis à renaître dans la province de Sianne. Le rêve d’Eliot fit des émules et on se mit à croire à des lendemains nouveaux. Certains inhumains firent des rêves et éprouvèrent de l’amour jusqu'à ressembler à des hommes.
Fabrice Molle
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